SAINT-DOMINGUE
ET LA REVOLUTION FRANÇAISE :
LA PREMIERE ABOLITION DE L’ESCLAVAGE
L’abolition de l’esclavage n’a été proclamée
en France que le 4 février 1794. Le décret ne fut obtenu
que grâce à l’union entre des révolutionnaires
abolitionnistes de France, comme l’abbé Grégoire,
et des représentants de la révolution qui avait éclaté
à Saint-Domingue en 1791.
L’histoire
de l’abolition de l’esclavage commence à Saint-Domingue,
la « Perle des Antilles », dont les productions
sont alors essentielles à l’économie française.
Depuis le milieu du XVIIIe siècle, les propriétaires
blancs y contestent aux propriétaires métissés - les
« libres de couleur » - le droit de participer
aux affaires politiques de l’île. Les colons blancs (qui en
fait sont bien plus métissés qu’ils ne le disent)
défendent ce qu’ils appellent le « préjugé
de couleur », c’est-à-dire l’idée
que les droits politiques sont liés à la couleur de la peau.
Lorsque la Révolution française éclate, chaque camp
possède son groupe de pression auprès des députés
à Paris. Pour les colons blancs, alliés aux armateurs et
aux négociants des ports vivant de la traite, c’est le Club
Massiac. Pour les mulâtres (métis), c’est la Société
des Citoyens de couleur. Si l’Assemblée nationale, en juillet 1789,
a refusé aux colons blancs le droit de représenter à
eux seuls l’ensemble de la colonie, la législation coloniale
de 1791 leur a finalement accordé tous les pouvoirs politiques
en créant des Assemblées coloniales composées exclusivement
de Blancs et dotées de grands pouvoirs sur les autres habitants
des îles. Cependant, profitant de l’affrontement violent qui
opposa maîtres blancs et maîtres mulâtres au début
de 1791, les esclaves de Saint-Domingue prirent les armes dans la nuit
du 22 au 23 août 1791.
L’abbé
Grégoire, député à la Convention (l’Assemblée
nationale chargée de faire une nouvelle Constitution), et la Société
des Citoyens de couleur, voyant qu’une chance s’offrait de
voter l’abolition de l’esclavage, organisent alors au sein
une mise en scène symbolique. Ils reprennent l’idée
d’une cérémonie qui s’était déroulée
à l’Assemblée le 23 octobre 1789. Ce jour-là
un vieux serf du Jura, âgé de 120 ans, était
venu remercier les députés d’avoir, avec l’abolition
des privilèges, totalement supprimé le servage, dans la
nuit du 4 août 1789. À la demande de l’abbé
Grégoire, les députés - parmi lesquels
on comptait des nobles - s’étaient mis debout
pour acclamer le vieillard par égard à son âge vénérable.
La nouvelle cérémonie,
cette fois relative à l’esclavage, a lieu le 4 juin
1793 dans la salle de la Convention. Ce jour-là,
l’Assemblée reçoit une délégation de
la Société des Citoyens de couleur et de soldats de la Légion
des Américains (régiment révolutionnaire formé
de gens de couleur vivant en France) portant un drapeau tricolore très
particulier, où sont peints trois personnages : un Noir sur
la bande bleue, un Blanc sur la bande blanche et un métis sur la
rouge. Les trois hommes sont debout et portent une pique surmontée
du bonnet de la liberté. Une devise est inscrite sur le drapeau :
« Notre union fera notre force ». Ce drapeau était
celui de « l’égalité de l’épiderme » :
il affirmait que le principe d’égalité énoncé
par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen était
universel, c’est-à-dire qu’il s’appliquait à
tous les hommes, quelle que soit la couleur de leur peau.
La Convention
accepta de recevoir l’étendard qu’elle baptisa « signal
de l’union » : union entre la Révolution
française et la révolution de Saint-Domingue. Les députés
se levèrent même pour rendre hommage à la vieille
femme noire à la tête de la délégation. C’était
Jeanne Odo, une ancienne esclave de Saint-Domingue âgée
de 114 ans. Le président de séance, après lui
avoir donné le baiser fraternel, l’installa à sa gauche.
L’abbé Grégoire intervint alors, et, faisant un parallèle
avec la cérémonie de 1789 en l’honneur de l’abolition
du servage, demanda à la Convention de faire disparaître
« l’aristocratie de la peau ». Ce sera chose
faite lors d’une autre séance de la Convention, le 4 février
1794...
Ces deux étapes
du vote de l’abolition de l’esclavage sont représentées
dans l’esquisse de Nicolas-André Monsiau. Les députés
de Saint-Domingue (le Noir Jean-Baptiste Belley, le mulâtre
Jean-Baptiste Mills et le Blanc Pierre Dufaÿ) montent à la
tribune pour étreindre le Président de la Convention
qui vient d’annoncer le décret d’abolition. Symbole
de l’Humanité des Noirs, Jeanne Odo, pourtant absente ce
jour-là a été représentée sur la droite
du Président. Derrière Jeanne on aperçoit un
groupe de citoyens de couleur et, au mur, la Déclaration
des droits de l’homme et du citoyen. Sur un autre mur est
accrochée la Constitution de l’an I (1792). Dans la foule
des présents, qui exprime l’exaltation et l’espérance,
on remarque un soldat de la Légion des Américains
qui était présent lors de la cérémonie de
1793. Au premier plan, un Blanc qui relève un Noir à ses
genoux symbolise la reconnaissance des nouveaux citoyens.
Le Blanc et le mulâtre qui s’étreignent dans la foule
expriment même la fraternité provoquée
par l’annonce de l’abolition. Les enfants
qui figurent dans le tableau (et qui ne pouvaient être présents)
symbolisent l’avenir de cette nouvelle société
égalitaire.
L’histoire
ne s’arrête pas là. Le drapeau de « l’égalité
de l’épiderme » est repris en 1794 par Toussaint
Louverture (1743-1803), chef de file de la révolte de Saint-Domingue.
Et lorsque Jean-Jacques Dessalines (1758-1806) proclame en 1804 l’indépendance
de l’île et lui donne le nom d’Haïti (du nom Ayiti
donné par les Indiens caraïbes), il garde comme devise de
la première République noire : « Notre union
fera notre force ». Et, hasard de l’histoire ou volonté
délibérée, c’est dans le Jura, au fort de Joux,
que Bonaparte, qui rétablit l’esclavage en 1802, fait enfermer
Toussaint Louverture... Remettre en cause la liberté des esclaves
affranchis, c’était bel et bien toucher à celle de
tous les Français.
D’après
Gilles GAUVIN, Abécédaire de l’esclavage des Noirs,
Paris, Editions Dapper, 2007. (Article Union)
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