LES NATIONALISMES CONTRE LE YOUGOSLAVISME DU DÉBUT DU XIXème
SIÈCLE À LA FIN DU XXème SIÈCLE
Conférence de M. Paul Pasteur, maître de conférences à l’Université de Rouen

Sommaire
Paul Pasteur, Maître
de conférence à l’Université de Rouen spécialiste
de l’Auriche-Hongrie a proposé, le 9 janvier 2002, une conférence
sur le développement du yougoslavisme et des nationalismes.
- Bibliographie succincte.
- Les "frontières"
visibles et invisibles entre les peuples.
- Les conditions
de l’apparition de l’illyrisme et du yougoslavisme.
- L’essor des nationalismes
en particulier croate et serbe.
- Le problème
du nationalisme sous le régime de Tito.
1.
Bibliographie.
Le bilan historiographique
en français est assez maigre.
- G. Castelan,
Histoire des Balkans. Utile, mais ne répond plus tout
à fait aux préoccupations historiographiques actuelles.
- Thierry Maudri,
Histoire de la Bosnie Herzégovine.
- Sous la direction
de Pierre Cabanesse, Histoire de l’adriatique. Problème
de la transcription des noms de lieux, qui ne facilite pas la lecture
de l’ouvrage.
- André
et jean Sellier, Atlas des peuples d’Europe Centrale.
- Alain Guiste,
Vie et mort de la Yougoslavie.
Les ouvrages en
langue anglaise sont plus nombreux, en particulier Ivo Banach : La question
nationale en Yougoslavie.
Pour les germanistes, des ouvrages ont été édités
les instituts d’Europe orientale de Munich et de Vienne, preuve d’un
intérêt plus grand des historiens allemands et autrichiens
sur ces questions.
2.
Les frontières visibles et invisibles entre les peuples.
La réalité
yougoslave ne date que de 1918. Le mot " yougoslave ", qui
signifie Slaves du Sud, recouvre une réalité humaine complexe
et enchevêtrée. Les " frontières " qui
les opposent sont à la fois naturelles, sociales, linguistiques.
- Naturelles
: en effet, la géographie de cette partie de l’Europe conduit
à l’isolement des populations. Ainsi, les montagnes côtières
isolent les populations côtières et celles de l’arrière-pays.
Les cours d’eau marquent plus souvent des limites que des traits d’union.
- Sociales
: la population, en particulier les Serbes de l’ancien Empire austro-hongrois,
était organisée en " zadruga ", sorte de famille
élargie comparable à une organisation clanique. Cette
organisation clanique s’est maintenue jusqu’à aujourd’hui et
cette réalité n’est pas étrangère aux
affrontements de ces dernières années.
- La diversité
des langues : trois langues principales coexistaient, le macédonien
(le bulgare) érigé en langue en 1945, le slovène
au nord, et le serbo-croate, résultat du travail de transcription
d’un philologue et d’un publiciste au début du XIXe siècle.
Cette dernière est la synthèse de trois dialectes dominants
dans la région : un employé sur le littoral, le kaïkavien
pour la région de Zagreb, enfin un dialecte parlé en
Herzégovine le chtokavien. La codification de ces langues donnera
la langue de l’espace yougoslave. Mais toutes les populations ne se
reconnaissent pas dans cette langue : des différences d’accent,
de vocabulaire constituent autant de moyens d’identification des Yougoslaves
entre eux. Aujourd’hui trois langues officielles sont pratiquées
: le serbe, le croate, le bosniaque.
Les confrontations
avec les autres peuples de la région pour des questions
de territoires constituent une " frontière " visible.
- La domination
ottomane : la présence ottomane s’étend sur 4
ou 5 siècles à partir de la fin du XIVe siècle.
Elle se traduit par une islamisation de la noblesse, surtout bosniaque,
et secondairement d’une partie de la noblesse serbe.
- L’opposition
avec les Hongrois :
- Croates
contre Hongrois : depuis 1102 "la Pacta conventa"
unie le royaume de Croatie et le royaume de Hongrie avec une
très large autonomie et un respect de l’identité
croate. Au XVe siècle, les deux territoires passent sous
la domination des Habsbourg. Durant la révolution de
1848, alors que les libéraux hongrois (Kosssuth) obtiennent
de Vienne la réunion d’une assemblée nationale
à Pest, les Croates en profitent pour manifester leurs
désir d’autonomie. Ils adressent leurs revendications
à Vienne, qui leur reconnaît la possibilité
de réunir la Diète de Zagreb. Les relations se
détériorent rapidement, et les troupes croates
combattent aux côtés des Autrichiens.
- Serbes
contre Hongrois : La poussée des Turcs au XVe siècle
provoque la migration d’une partie de la population serbe dans
l’Empire des Habsbourg et en particulier dans le royaume de
Hongrie, où le phénomène du "magayaron"
incite les élites serbes à s’assimiler aux Magyars
(Hongrois) pour réussir.
- L’opposition
avec les Allemands. Elle touche surtout les Slovènes
et les Croates ; leur position géographique les met au contact
du déferlement du pangermanisme à la fin du XIXe et
au début du XXe siècles.
- L’opposition
avec les Italiens. Elle se cristallise avec le port de Trieste
(question de l’irrédentisme), port franc depuis le XVIIIe
siècle. Les faubourgs et les campagnes environnantes sont
peuplées de Slovènes, alors que le centre-ville et
le port sont aux mains des Italiens. De plus, une communauté
croate vient s’y installer, attirée par les emplois offerts
par l’activité portuaire (Trieste, seul débouché
maritime de l’empire des Habsbourg). Les relations entre les communautés
sont tendues durant toute la période de la monarchie austro-hongroise.
Le fascisme et le problème de la revendications des terres
irrédentes (non rattachées à l’Italie) relancent
la question. La ville, rattachée à l’Italie, subit
une italianisation importante. En 1945, les partisans de Tito s’emparent
de la ville. Le traité de Paris de 1947 instaure le territoire
libre de Trieste sous protection de l’ONU avec deux zones administrées
par les Anglo-Américains et la Yougoslavie. En 1954, avec
l’accord de la Yougoslavie, la ville de Trieste fut rendue à
l’Italie.
- L’opposition
avec les Grecs. La question de la Macédoine. Ces Slaves
libérés en 1912 de la domination des Turcs font aussitôt
l’objet de querelles entre la Serbie, la Bulgarie et la Grèce.
L’Albanie revendique elle aussi sa portion de la Macédoine.
Le territoire obtient avec Tito le statut de République autonome
dans la constitution de 1946.
- L’opposition
avec les Albanais. L’Albanie indépendante depuis 1912
revendique le Kosovo, peuplé majoritairement d’ Albanais
mais qui est aussi le berceau de la nation serbe.
Il faut évoquer également la présence des Tziganes,
Arméniens et des Juifs qui servent souvent d’exutoires aux
excès nationalistes.
Les confrontations
internes aux peuples slaves.
- Les Slovènes
: Ont connu assez peu de problèmes car cette population est
bien individualisée sur le plan linguistique et historique.
- Les Croates
: La population est composée de trois ensembles (que l’on
retrouve dans le domaine linguistique) : les Croates issus de Slavonie
à l’est du territoire, les populations issues du royaume
de Croatie ou Croatie de l’intérieur, enfin les Croates du
littoral, c’est-à-dire de la côte dalmate. Ces trois
composantes ont connu des destins plus ou moins liés suivants
les époques, ce qui permet d’expliquer l’apparition de mouvements
régionalistes à l’intérieur même de la
Croatie indépendante ces dernières années,
à quoi s’ajoutent des problèmes de cohabitation de
minorités croates en Bosnie et en Voïvodine.
- Les Serbes
: La naissance de l’État serbe date de 1830 avec la fin de
la domination turque. D’abord principauté, son indépendance
complète est reconnue en 1878. Mais des Serbes vivent également
en Bosnie, qui passe en 1878 (congrès de Berlin) de la domination
ottomane à celle de l’empire austro-hongrois. On rencontre
des populations serbes en Voïvodine, en Croatie (la Krajina
nord de la Dalmatie). Il faut évoquer également les
Serbes des confins militaires ; aux marges sud de l’empire austro-hongrois,
ils constituent une " zone tampon " pour se protéger
de la menace des Turcs ottomans. Les populations serbes (contins
de Banat) bénéficiaient du statut de paysans-soldats
assurant la protection de ces territoires.
Tous cespeuples
ont donc connu un brassage constant au cours de l’histoire, n’ont
jamais coïncidé avec un territoire précis ; sous
le régime de Tito, ils recevront le statut de " narod
" (nation).
D’autres "
frontières " existent entre les peuples : frontières
religieuses entre chrétiens catholiques (les Croates) et orthodoxes
(les Serbes), et entre chrétiens et non-chrétiens, musulmans
(en Bosnie) et Juifs (dans la région de Sarajevo).
3.
L’illyrisme et le yougoslavisme.
- L’illyrisme.
Les guerres napoléoniennes sont au point de départ de
l’illyrisme. Napoléon crée les provinces illyriennes,
qui s’étendent de la Haute Carinthie à Raguse et qui vont
subsister jusqu’en 1813. Elle ont pour capitale Ljubjana et sont placées
sous l’autorité du maréchal Barmont puis du général
Bertrand. Faisant référence à l’Illyrie antique,
ces provinces regroupent des populations italiennes, slaves, croates
et allemandes. L’administration française importe les lois et
le code Napoléon, l’enseignement se fait en slovène. Cette
présence française va provoquer des résistances
des populations (en particulier contre l’enrôlement des jeunes
dans la Grande Armée). Cette expérience va pourtant servir
d’exemple : Ljudevit Gaj en 1830 fonde le mouvement culturel illyrien
qui s’appuie sur l’idée que les Slaves du sud ont une culture
et un destin communs. Il se base sur la définition de la nation
(kultur nation). Des sociétés culturelles " matica
" entreprennent la collecte des chants, contes, légendes,
traditions folkloriques illyriennes, croates et serbes. Les mouvements
de 1848 aboutissent à une reconnaissance de l’identité
croate et serbe : les trois Croatie sont unifiées, et l’empire
projette la création d’une entité commune aux Serbes et
aux Croates. Il n’y a donc pas au milieu du XIXe siècle de nationalisme
spécifique à chacun des deux peuples.
- En 1860, l’historien
Franjo Racki (!) et un évêque de Slavonie, Josip Strossmayer,
publient une brochure intitulée yougoslavisme, qui développe
l’idée d’une nation serbe et croate devant permettre la création
d’un État commun. Strossmayer (évêque catholique)
cherche en outre à rapprocher les Églises orthodoxe et
catholique.
- Cette idée
du yougoslavisme resurgit au début du XXe siècle au sein
de la jeunesse progressiste avec l’Union des peuples slaves. En même
temps les idées de l’Internationale sociale-démocrate
(marxiste) se développent au sein du mouvement ouvrier.
- En Serbie (dont
l’indépendance complète est reconnue en 1878), les partisans
du parti libéral serbe publient en 1869 un programme prévoyant
l’unification des Slaves du sud dans le cadre de l’empire des Habsbourg.
- La Première
Guerre mondiale constitue un bouleversement considérable, avec
l’effondrement des empires centraux (l’Autriche-Hongrie dépose
les armes le 3 novembre 1918). La déclaration de Corfou, où
s’était réfugiée l’armée serbe, signée
le 20 juillet 1917, préfigure le nouvel État. Le comité
national de Zagreb (croate) se rallie à cette déclaration
et met fin à l’union personnelle de la Croatie avec la Hongrie.
Le 1er décembre 1918, proclamation du royaume des Serbes, Croates
et des Slovènes (le royaume S.H.S. !), qui prendra le nom de
Yougoslavie en 1929. La mise en place du nouvel État est difficile.
Il se heurte à l’extérieur aux revendications italiennes
des terres irrédentes ; à l’intérieur, le centralisme
serbe suscite l’hostilité des Croates. De plus, il faut compter
avec une force nouvelle, le parti communiste yougoslave, dans lequel
milite Josip Broz (Tito), interdit en 1920, qui applique dans la clandestinité
les consignes de la IIIe Intemationale (le Komintem, créé
en 1919). Le parti mène une action considérable dans la
résistance contre l’occupation allemande et les oustachis croates
durant la Seconde Guerre mondiale. En 1945, devenu dirigeant, Tito reprend
les idées du yougoslavisme dans la constitution de 1948 qui tente
de mettre fin aux querelles en accordant l’égalité entre
les peuples et la reconnaissance des minorités nationales, le
parti communiste assurant la cohésion de l’ensemble. La constitution
de 1974 renforce encore les pouvoirs régionaux.
4. Les nationalismes.
Parallèlement
au yougoslavisme, les nationalismes, en particulier serbe et croate,
s’affirment dans d’autres courants politiques.
- Chez les Croates.
Plusieurs partis émergent :
- Le parti national
fondé par Ante Starcevic et Eugen kvaternick, très
int1uencé par les idées de la révolution française
et de Mazzini (1805 ou 1808 - 1872, patriote et révolutionnaire
italien partisan de l’unification de l’Italie par la république).
- Le parti du
droit, faisant référence au royaume croate médiéval
des Xe - XIe siècles. Ces deux partis militent pour l’union
de tous les Croates et pour l’indépendance par rapport à
l’Autriche-Hongrie. Ils s’appuient sur les paysans et la bourgeoisie,
considérés comme les seuls véritables porteurs
de la nation croate, contrairement à la noblesse accusée
de s’entendre avec la Hongrie. Ces partis subsistent jusqu’en 1914.
- Le parti populaire
paysan croate, créé en 1904 par les frères
Radic, qui va reprendre le flambeau nationaliste. Stjepan Radic
est emprisonné en 1925, puis assassiné en plein parlement
par un député monténégrin en juin 1928.
Ce qui va radicaliser le nationalisme croate avec le mouvement fasciste
des oustachis d’Ante Pavelic (qui va organiser l’assassinat du roi
de Yougoslavie Alexandre Ier à Marseille en 1934).
- Chez les Serbes.
- Dans l’empire
autro-hongrois, le parti national en 1882 réclame la reconnaissance
des droits des Serbes vivant hors du royaume de Serbie, en particulier
dans les populations serbes des confins militaires du royaume de
Hongrie.
- Dans le royaume
de Serbie, le parti radical de Nikola Pasic s’appuie sur les paysans
garants de la culture serbe et défend l’idée d’une
grande Serbie. Il va marquer la vie politique pendant une quarantaine
d’années.
- Dans les premières
années du royaume S.H.S., la situation est très tendue
entre les deux courants nationalistes : le Croate Stjepan Radic
est emprisonné en 1925, puis assassiné en plein parlement
par un député monténégrin en juin 1928.
En 1929, le roi de Serbie dissout le parlement et annule la constitution
de 1920, remplacée par la constitution du " Vidovdan
" qui établit une véritable dictature, qui va
exaspérer le nationalisme croate (cf. assassinat du roi en
1934). Durant la Seconde Guerre mondiale, l’affrontement va se poursuivre
entre oustachis et tchetniks. C’est Tito qui en tire profit.
5. La réapparition
du nationalisme durant le régime communiste de Tito.
Tito va tenter d’atténuer les antagonismes nationalistes en favorisant
les idées du yougoslavisme, adaptées, bien sûr,
à la " sauce communiste ", dans les constitutions de
1948 (date de la rupture avec Staline) et de 1974 ; adoption du principe
de nation " narod ", ou peuple au sens ethnico-culturel, librement
choisie dans la nomenclature des nations constituantes dotées
du droit d’autodétermination. On était donc à la
fois yougoslave et serbe, et croate, etc. Mais plus d’un million de
personnes se sont déclarées " yougoslaves "
au sens national en 1981. Cependant, les " frontières invisibles
" entre les communautés se maintiennent. Ainsi, par tradition,
les Serbes sont plus nombreux dans l’armée et occupent également
des postes importants dans les structures du parti, dans les différentes
Républiques ou au niveau fédéral.
- Le " Printemps
croate de 1971 " constitue un accroc de taille dans la volonté
fédératrice de Tito. Cette manifestation d’intellectuels
croates réclame une reconnaissance plus affirmée de
l’identité croate, en particulier dans le domaine linguistique.
Elle se traduit par la création d’une " matica ",
société savante qui s’intéresse aux traditions
culturelles et dont les membres passent rapidement de 2 000 à
plus de 40 000 membres. Cette renaissance nationaliste s’affirme également
au sein du P .C. croate.
- Le développement
du nationalisme s’affirme également chez les Serbes, qui ont
le sentiment que leurs prérogatives et leur place dans la République
de Yougoslavie sont menacées. D’autre part, la présence
des non-Serbes présents dans la République de Serbie
alimente les vieux réflexes xénophobes. Le contexte
économique a encore contribué à aggraver les
tensions : déséquilibres de développement à
l’intérieur, effets de la crise économique des années
70 et 80. Beaucoup d’apparatchiks du P .C. sont passés du communisme
au nationalisme. La manifestation organisée par Milosevic à
Belgrade le 28 juin 1989 (date symbole du nationalisme serbe), qui
réunit près d’un million de personnes, constitue une
provocation qui n’est pas étrangère au déclenchement
de la crise yougoslave des années 90.
Conclusion
Coexistence des
deux phénomènes du yougoslavisme et des nationalismes.
Il semble que, dans l’histoire des peuples, une phase nationale soit
indispensable, mais il faut évidemment distinguer le sentiment
national du nationalisme. Enfin, on constate une permanence sur au moins
2 siècles du discours national fondé sur l’idée
du sol mythique. Pour finir il faut rappeler qu’on distingue trois "
Yougoslavie ". La première (qui prit ce nom en 1929), dans
l’entre-deux-guerres, dominée par la monarchie serbe ; la deuxième,
fédérative et socialiste, sur laquelle régna Tito
jusqu’à sa mort en 1980, prit fin en 1991 avec les sécessions
de la Slovénie et de la Croatie, suivies des déclarations
d’indépendance de la Macédoine et de la Bosnie-Herzégovine.
La Serbie et le Monténégro ont alors proclamé la
République fédérative yougoslave, la troisième
Yougoslavie.
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